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littérature romande - Page 4

  • Les chroniques amoureuses de Bastien Fournier

    images.jpegC'est un petit livre au titre intrigant qu'on peut glisser facilement dans sa poche : Pholoé*, le dernier livre de Bastien Fournier, n'est à proprement parler ni un roman, ni une confession, ni un recueil de poésie. Mais plutôt une chronique amoureuse dont l'héroïne, Pholoé, apparaît quelquefois dans le fil du récit pour mieux jouer à disparaître. Le livre est construit comme une suite d'instantanés photographiques, très précis, lumineux, sensuels, qui cherchent à capter l'essentiel d'un personnage, d'un paysage ou d'une atmosphère. 29 brefs chapitres, ciselés, intenses, qui parlent de départ, de passade, de tisane, de la difficulté à saisir l'autre dans son malheur secret.

    L'héroïne, qui vit seule avec son père, cherche à fuir et s'égare, quelquefois, dans des rencontres sans lendemain. On retrouve Berlin et son Tiergarten. Les ruades des amants de passage. La tristesse qui s'en va et revient. images-1.jpegLe regard photographique de Bastien Fournier ne s'appesantit jamais sur les choses de la vie, les objets en particulier. Il se contente de les saisir dans leur présence muette, indifférente, comme dirait Sartre. Dans leur banalité, ils semblent jouer souvent un rôle important, qu'ils ignorent.

    Auteur de plusieurs romans et de pièces de théâtre, Bastien Fournier (né à Sion en 1981) s'affirme déjà comme l'un des meilleurs écrivains valaisans (avec Alain Bagnoud, bien sûr!). Ses évocations de Pholoé, entre regard avide et brumes de la mémoire, hantent longtemps le lecteur.

    * Bastien Fournier, Pholoé, roman, éditions de l'Aire, 2012.

  • Vous ne connaîtrez ni le jour, ni l'heure

    par Jean-Michel Olivier

    3921654962.3.jpgSous ce titre biblique, l’écrivain Pierre Béguin (né à Genève en 1953) nous conte une drôle d’histoire, on ne peut plus moderne, qui est l’antithèse parfaite de la citation de l’Évangile (Mathieu 25 ; 13). Un soir, entre la poire et le fromage, presque en catimini, ses parents lui annoncent qu’ils vont bientôt mourir. Au seuil de la nonantaine, ils souffrent l’un et l’autre dans leur corps, comme dans leur âme, du déclin de leurs forces. Ce qui, après une vie de labeur, d’abnégation, de modestie et d’« honnêteté jusqu’à la naïveté », semble être dans la nature des choses. Ce qui l’est moins, et qui stupéfie le narrateur, c’est qu’ils lui donnent le jour et l’heure de leur mort : tous deux, après mûre et secrète réflexion, ont décidé de faire appel à Exit et ont fixé eux-mêmes la date de leur disparition : ce sera le 28 avril 2012 à 14 heures…

    C’est le point de départ, si j’ose dire, du livre poignant de Pierre Béguin. Comment réagir face à la violence inouïe d’une telle annonce ? Faut-il se révolter ? Ou, au contraire, tenter de la comprendre et accepter, en fin de compte, l’inacceptable ? Quoi qu’il décide, le fils se trouve pris dans les filets d’une culpabilité sans fond. Soit il refuse d’entendre la souffrance de ses parents. Soit il se fait complice de leur suicide.

    Ainsi, le fils se trouve un jour dans la position intenable du juge qui cautionne ou condamne la mort de ceux qui lui ont donné la vie. Mais de quel droit peut-il s’opposer à leur liberté essentielle ? Et que commande l’amour ? Abréger leurs souffrances ou les forcer, au nom de la morale chrétienne, à poursuivre leur chemin de croix ?

    Aimer, c’est reconnaître à l’autre sa liberté, fût-elle mortelle. Le fils accepte donc cette mort programmée. Il revient dans la ferme familiale (son père est maraîcher). Il retrouve sa chambre d’enfant. Et, la veille du jour fatal, il se met à écrire. Une vie de rigueur et de discipline. De colères et d’humiliations. Dont la hantise, répétée maintes fois, était de tenir sa place et de ne jamais faire honte. Une vie de silence surtout. Un silence mortifère qui rongeait toutes les conversations.

    Comme il est difficile de parler à son père ! Ou à son fils.

    Alors, sur ce terrain miné, on échange des insultes. On joue de l’ironie. On distribue des gifles ou des coups de pieds au cul.

    796236_f.jpg.gifDe manière admirable, Pierre Béguin revisite son passé. Il cherche à trouver l’origine de cette faille qui le sépare de ses parents. Comme Annie Ernaux**, il constate que cette faille est liée aux études : le père a quitté tôt l’école et le fils, en poursuivant les siennes, a trahi ses racines, et son milieu social. Et il a aggravé cette faille en voulant devenir écrivain. Ce que son père n’a jamais compris.

     Au fil des heures, la mort s’approche. Inéluctable et pourtant désirée. Ils vont entrer, bientôt, dans le domaine des dieux.

     Le fils assiste à leur départ. Il écrit pour ne pas pleurer. Il recueille leurs dernières paroles, leurs derniers gestes.

    Il répare le silence.

    * Pierre Béguin, Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, Éditions de l’Aire/ Philippe Rey, 2013.

    ** Annie Ernaux, La Place et Une Femme, Folio.

  • Les vendanges de l'amour

    images.jpeg« Un écrivain avance toujours masqué », disait quelqu’un de mes amis. C’est le cas de Daniel Fazan, homme de radio, de goûts et de terroir. Qui mieux que lui sait vanter les délices d’un ragoût longuement mijoté ? D’un cru amoureusement vieilli en fût de chêne ? Qui mieux que lui, par ses mets et ses mots, sait nous mettre, à l’antenne, l’eau à la bouche ?

    Hé bien, ce n’est pas tout. Quand un ange se pose sur son épaule, Daniel Fazan s’assied à sa table d’écriture. Il ouvre la fenêtre. Il respire l’air de la nuit. Il pose son masque. Est-ce l’ange ou la main qui écrit ? Peu importe. Il retrace les douleurs de sa femme, dans Faim de vie, en faisant un pied de nez à la mort. Dans Vacarme d’automne, il s’amuse de sa propre décrépitude : il n’y a pas de fin, c’est notre condition, mais toujours le désir d’autre chose. Soif de vie. Fringale  d’amour. Ruades contre les murs de nos prisons.

     C’est de cela qu’il s’agit dans son dernier livre, Millésime*, roman à la fois tendre et provocant, gorgé d’amour et de soleil, comme le fruit de la vigne qui en est, ici, le véritable héros. Car le vin, dans ce livre, occupe une place de choix. images-1.jpegC’est l’objet du désir de Paul Pache, comme de Roger, son ami vigneron. Un objet chéri, immémorial et aux pouvoirs magiques. Quasi mystiques, même. Le vin chante la terre et débonde le cœur trop longtemps entravé des hommes. Il dessille les yeux. Il libère la parole. Au fond, depuis la nuit des temps, il est à notre écoute, comme la psy au chignon chaviré qui écoute (distraitement) le héros de Millésime.

     « Cette terre est d’une beauté constante, étourdissante, écrit Fazan. C’est l’amour le plus profond de mon être. » Et cette terre, le vin magique qu’elle produit, le relie charnellement aux hommes qui la cultivent. C’est la révélation qui va bouleverser la vie de Paul. Cette vérité est là depuis toujours, sans doute. Mais, lorsqu’il rencontre le beau Roger, un vigneron du village voisin, cette vérité lui saute aux yeux. Comme les erreurs de sa vie conjugale. Ces masques qui ont défiguré son vrai visage. Ces enfants qu’il ne voit plus. Roberte, surtout, la triste dame, obnubilée par ses faux ongles américains.

     La vie est courte et, brusquement, elle s’ouvre à 360 degrés. L’horizon s’élargit. Mais comment vivre son amour avec un homme, dans le Dézaley vaudois, au milieu des rumeurs et des cris de corbeaux ? Seuls contre tous. C’est le combat de Paul et de Roger qui se promènent dans les coteaux, main dans la main, « Le millésime de notre amour doit mûrir, on l’élève comme une cuvée spéciale, unique. »

     Les mots de Fazan, quand il parle d’amour, ont la même saveur que ceux qu’il utilise pour décrire une recette du terroir ou un grand cru local. Langue souple et souvent somptueuse. Écriture divagante, gorgée d’humour et de trouvailles. Avec, en arrière-goût, cette terre lourde et noire, tantôt ingrate et tantôt généreuse, qui produit quelquefois des miracles.

      * Daniel Fazan, Millésime, roman, Éditions Olivier Morattel, 2012. 

  • Splendeur et misère de la critique

     

    images-2.jpegCertains auteurs, à juste titre, se plaignent du silence qui entourent leurs livres. Rien n'est pire, en effet, que l'absence de critique. Qui signale quelquefois la censure ou l'autocensure (on ne parle pas d'un livre dérangeant), la paresse (ce livre est trop gros, trop complexe) ou le plus souvent l'indifférence.

    Les critiques lisent-ils (elles) encore les livres dont ils (elles) parlent ? Le plus souvent, c'est oui, heureurement. Et on ne chantera jamais assez la gloire des critiques qui éclairent un ouvrage, le décryptent, avec ce zest indispensable d'amour ! Mais il y a des exceptions.

    Une anecdote, ici, du vécu simple et vrai : cinq fois, dans ma carrière, j'ai eu à croiser cette auguste papesse de la critique romande, appelons-la Isabelle*, à propos de mes livres. La première fois, c'était en 1988. Un de mes livres, L'Homme de cendre, avait été sélectionné pour le Prix des Auditeurs de la RSR. En arrivant au Café de la Palud, où nous avions rendez-vous, elle me tendit la main et me dit tout de go : « Je n'ai pas lu votre livre et je ne le lirai pas. Mais vous allez m'en parler… » Nous enregistrâmes une heure d'interview, intéressante, surprenante même, au cours de laquelle j'expliquai de long en large le propos de mon livre. Sans que mon interlocutrice, toute ouïe, puisse me contredire une seule fois, puisqu'elle n'avait pas lu le livre incriminé.

    images-4.jpegJe recroisai cette dame, en 1990, à la sortie de La Mémoire engloutie (Mercure de France), un autre roman. Le livre était pansu (450 pages). Cela me valut le commentaire suivant : « C'est bien, mais c'est trop long ». images-3.jpegEn 94, je publiai Le Voyage en hiver, roman d'une centaine de pages, qui me valut la réflexion suivante : « C'est bien, mais c'est trop court. »

    En 2001, l'auguste papesse, qui avait rejoint le chœur des dames patronnesses du Temps, consentit à écrire une dizaine de lignes sur Nuit blanche, un roman où je parlais justement des dames patronnesses du Temps (les seules pages, sans doute, qu'elle ait lues). Je lui en fus reconnaissant, comme à chaque fois qu'un(e) critique se penche sur mes modestes écrits.

    images-5.jpegEnfin, en 2010, dans une émission littéraire mémorable (Zone critique), comme on lui demandait sa réaction face au Prix Interallié que je venais de recevoir pour L'Amour nègre, elle se permit une minute de silence — stupeur, surprise, effarement — avant de balbutier quelques excuses pour dire qu'elle n'avait pas lu le livre, mais que c'était une surprise, mais qu'elle était contente, etc.

    Les rapports entre auteurs et critiques sont souvent passionnels, injustes, aveugles. Dans le meilleur des cas. Mais ils peuvent aussi relever du malentendu. Pur et simple.

    * prénom d'emprunt.

  • Le Livre sur les quais à Morges

     par Jean-Michel OlivierDownloadedFile.jpeg

    Heureux pays, décidément, que la Suisse romande ! Je ne parle pas ici de ses vins, qui chaque année s’améliorent, au point de rivaliser avec les grands crus français ou italiens. Non. Je parle ici de la cuvée littéraire 2012. Abondante. Diverse. Profonde. Gouleyante…

    Il n’y a pas que la France, désormais, pour connaître une rentrée littéraire. Ses coups de cœur et de sang. Ses découvertes. Ses controverses passionnées. La Suisse romande aussi, et c’est une nouveauté, vibre au rythme des nouvelles parutions. Comme si, enfin, dans ce pays, la littérature devenait un objet de passion, d’échanges et de débats. Après des années de somnolence.

    Que s’est-il donc passé ?

    On sait qu’en France la rentrée littéraire est un enjeu non seulement éditorial, mais aussi médiatique et économique. Chaque éditeur se doit de présenter un ou plusieurs ouvrages susceptibles d’entrer dans la grande course aux Prix. C’est une grande empoignade. On dispute, on se bat, on joue des coudes. À ce jeu-là, bien sûr, ce sont souvent les plus puissants (Gallimard, Grasset, Le Seuil, Albin Michel) qui gagnent. Mais, parfois, un éditeur indépendant, à force de ténacité, arrive à décrocher la timbale. Ce fut le cas de mon éditeur, Bernard de Fallois, ami de Simenon et de Marcel Pagnol, lorsque mon roman Amour nègre, déjouant tous les pronostics, reçut en 2010 le Prix Interallié.

    En Suisse, donc, pas de Prix, pas de rentrée littéraire, pas d’empoignade ? Et bien, non, même en Suisse, les choses changent…

    Depuis deux ans, une manifestation marque véritablement le début des festivités littéraires. Cela s’appelle Le Livre sur les Quais. On doit cette initiative à la Municipalité de Morges et à la géniale libraire Sylviane Friederich qui n’a pas ménagé son énergie pour mettre sur pied une sorte de salon littéraire qui n’est ni un salon, ni une foire. Mais un lieu de rencontre et d’échange entre auteurs et lecteurs.

    Cette année, Le Livre sur les quais se tiendra du vendredi 7 au dimanche 9 septembre. Sous une immense tente. À deux pas du lac éblouissant. À cette occasion, plus de 200 écrivains, jeunes et moins jeunes, connus ou inconnus, signeront leurs nouveaux livres. Parmi les écrivains français : Jean-François Kahn, Marc Lévy, Philippe Besson et images.jpegDavid Foenkinos (avec qui j’aurai le plaisir de dialoguer samedi 8 à 15 heures dans la grande salle du Casino). Et parmi les auteurs indigènes, il faut relever l’impressionnante cohorte des jeunes loups talentueux, tels qu’Antonio Albanese, Joël Dicker (dont l'épatant dernier roman* fait partie de la première liste du Goncourt), Sabine Dormond, Anne-Sylvie Sprenger ou encore Quentin Mouron. Quelle fougue ! Il y a bien longtemps que la littérature romande n’avait été aussi vivace et prometteuse !

    images-1.jpegCette année, l’invité d’honneur est la Wallonie-Bruxelles, qui enverra quelques-uns de ses meilleurs écrivains (dont Patrick Roegiers). Et la présidente d’honneur sera Nancy Huston, Canadienne installée à Paris, dont le dernier livre, Reflets dans un œil d’homme*, fait verser beaucoup d’encre et grincer bien des dents chez les féministes nostalgiques.

     

    Ne manquez pas ce rendez-vous !

    * Joël Dicker, La Vérité sur l'affaire Harry Québert, de Fallois/l'Âge d'Homme, 2012.

    ** Nancy Huston, Reflets dans un œil d’homme, Actes Sud, 2012.

  • Reconnaissance à Jean Vuilleumier

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegJean Vuilleumier nous a quittés mardi, discrètement, après une longue maladie. C'était l'un des plus grands écrivains de ce pays, et l'un de ses rares vrais romanciers. Inséparable camarade de Georges Haldas, il a vécu trop longtemps dans son ombre. Pourtant, son œuvre est importante : une trentaine d'essais, de romans, de livres de poésie, tous publiés à l'Âge d'Homme. Elle est aussi secrète. Non pas parce qu'elle est difficile d'accès, mais parce que Vuilleumier — qui aimait la bonne chère, non les mondanités — s'est maintenu loin des cercles et des clans. Ce qu'on ne lui pardonna pas : au Journal de Genève, comme au Temps, et ailleurs, ses livres furent soigneusement ignorés. Heureusement, la Ville de Genève lui décerna, l'année dernière, in extremis, son Prix Quadriennal. Reconnaissance tardive, mais méritée. Voici l'article que j'ai consacré, en son temps, à L'Enjeu*, l'un de ses derniers livres. Hommage et reconnaissance.

    On connaît l’aphorisme de Claudel : au journaliste du Figaro qui lui demandait un jour quelles étaient ses lectures de chevet, le Maître répondit : « Mais, mon cher Monsieur, je ne lis plus : je me relis ! » Ce que Claudel lançait avec provocation (et une bonne dose d’humour), Jean Vuilleumier le reprend dans son dernier livre, L’Enjeu*, confession bouleversante d’un écrivain qui a construit sa vie, sa pensée, son destin grâce aux lectures qui l’ont accompagné.

    Mais commençons par réparer une injustice : malgré sa discrétion, sa volonté farouche d’effacement, Jean Vuilleumier (né à Genève en 1934) compte vraiment parmi les auteurs les plus importants de Suisse romande. Son œuvre abondante l’atteste (près de trente volumes). Mais aussi ses obsessions, cette façon singulière de revenir, livre après livre, sur certains thèmes fondateurs (comme l’abandon, le salut, le lien social, la différence), et surtout cette langue, d’une précision chirurgicale, à la fois lyrique et dépouillée, qui excelle à saisir les fêlures de l’être, ses silences, ses vertiges.

    Cette écriture (dont je ne connais aucun équivalent dans ce pays, ni ailleurs) ne vient pourtant pas de nulle part. Elle s’est construite, au fil des ans et des lectures, en se frottant aux grands textes du passé. Lesquels ? images-1.jpegDans son dernier ouvrage, Vuilleumier, cloué sur son lit d’hôpital, nous introduit dans une confidence qu’on pourrait dire intime où se mêlent les souvenirs de cinéma (Casque d’Or de Jacques Becker), les refrains de chanson (« Le Temps des cerises ») et, bien sûr, les livres essentiels.

    Revivant, d’une certaine manière, sa première hospitalisation, cinquante ans plus tôt, Vuilleumier redécouvre l’emprise, sur sa vie, de Crime et châtiment, par exemple, qu’il lisait en marchant, dans les rues de Paris, à la fin de la guerre. Lecture reprise dans le train du retour (à cette époque, le voyage durait neuf heures), puis abandonnée, puis remise à nouveau sur l’ouvrage. Va-et-vient incessant entre lecture et écriture, vie rêvée et vie réelle, Paris et Genève (où Dostoïevski a vécu, perdu une petite fille, en 1868, enterrée au cimetière des Rois). Ce qui va devenir l’affaire de sa vie est déjà là, en germe, dans cette première fascination, ce premier dialogue avec les romans de Dostoïevski. Ayant bouclé la boucle, cinquante ans plus tard, Vuilleumier reconnaît à la fois le trajet et la dette.

    images-3.jpegEntré par hasard dans le journalisme, à la Tribune de Genève, Jean Vuilleumier va tout d’abord considérer son nouveau métier comme un engagement, dénonçant quand il le peut les injustices sociales, l’exclusion, la précarité. Mais cela ne lui suffit pas : c’est en creusant sa propre langue, en inventant des personnages qui incarnent à la fois ses doutes et ses aspirations, qu’un écrivain s’engage. Sur le papier, si j’ose dire, et nulle part ailleurs. C’est en rédigeant Le Combat souterrain (1975) que Vuilleumier prend conscience de la nécessité d’un tel contrat vital, qui donnera lieu, par la suite, à une vingtaine de romans tout à la fois sociaux (en prise, toujours, avec la réalité crue de l’époque) et intimistes (car liés aux débats d’une conscience).

    Le modèle de cet engagement, c’est Kafka, dont la vie, tout entière silencieuse et discrète, ne trouve son vrai lieu d’existence que dans l’écriture : « Je suis gris comme cendre. Un choucas qui rêve de disparaître entre les pierres ». Vuilleumier montre bien l’importance vitale d’un tel engagement qui devrait être « concentration, condensation, et tendre vers la prière. » En relisant La Métamorphose, il reconnaît la détresse impuissante qui l’habite et cette inadéquation au monde qui le maintient comme à l’écart de ses contemporains. Ce débat entre désir d’action et impuissance politique, Vuilleumier le poursuivra dans Le Simulacre (1977) qui met en scène, sous les traits de Lucien Blanchard, employé modèle, durant la journée, dans une administration kafkaïenne, et guérillero pur et dur la nuit, un personnage auquel il s’identifie pleinement.

    Une autre figure tutélaire, modèle à la fois d’écriture et de vie, est incarnée par Georges Haldas, qu’à la différence de Kafka, Bernanos ou Dostoïevski, l’auteur genevois a rencontré lui-même, et fréquenté avec passion. Liés par l’amitié, mais aussi par une commune aspiration à saisir l’écriture à la source, dans son brusque jaillissement, les deux écrivains ont construit, chacun de leur côté, une œuvre qui dialogue sans cesse avec l’autre, selon des voies différentes (la chronique chez Haldas ; le roman chez Vuilleumier), mais complices et parallèles.

    Relisant Sous le soleil de Satan, le beau roman de Georges Bernanos, Vuilleumier y retrouve l’interrogation fondamentale de la liberté humaine et de la prière. Il y retrouve aussi ce qui constitue plusieurs de ses obsessions : le désir de retrait, le silence, le don de soi. Thèmes centraux de L’Effacement (1991), par exemple, ou encore de L’Effraction (1998). Comment Dieu, s’Il existe, intervient-Il dans la vie de celles et ceux qui se consacrent à Lui ? Jusqu’où le don de soi doit-il aller ? Et quelles réponses en attendre ?

    « Dieu, écrit maître Eckart, n’est connu qu’en lui-même. Nous ne pouvons parler de lui que selon notre mode de pensée, à partir des choses qui nous sont connues, mais il transcende tout concept et tous les termes que nous lui appliquons. (…) L’essence divine restant absolument innommée par tous les termes qu’on lui applique, Denys dit de Dieu qu’il est un “Néant”, un pur “Néant”. »

    Bien qu’athée, Vuilleumier ne cesse de relire les mystiques. Il retrouve chez eux ce désir d’effacement, ce renoncement à soi qui est au centre de son œuvre. Dans un mouvement qui parfois donne le vertige, il oscille sans cesse entre lecture et écriture, contemplation du monde et don de soi, vies à écrire et écriture à vivre. « La vie ne peut trouver de sens que dans sa propre offrande. Les obstacles qui anéantissement une telle aspiration relèvent d’un mystère jusqu’ici impénétrable. »

    C’est le génie de Vuilleumier d’interroger sans relâche ce mystère central et de nous inviter, à sa suite, à tenter de le déchiffrer. C’est là l’enjeu, sans doute, de toute littérature, sa « raison d’être » dirait Ramuz, son sens premier. Du Mal Été (1968) à L’Incartade (2003), Jean Vuilleumier creuse la question à la manière d’un Dürrenmatt ou d’un Kafka, sans faux-fuyant, ni concession avec les modes ou l’époque.

     

    * L’Enjeu, par Jean Vuilleumier, L’Âge d’Homme, 2005.

  • Un écrivain est né !

    images.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Souvent, dans la littérature romande, on respire mal. L’air y est rare. Quelquefois on étouffe. Il y a des barreaux aux fenêtres. Des murs partout. La porte est verrouillée de l’intérieur. Et même, parfois, une corde est préparée au salon pour se pendre. Le monde entier se limite à une chambre. Pourquoi écrire ? Comment sortir de sa prison ?

    Heureusement, de temps en temps, il y a des livres qui donnent le goût du large. L’aventure. Les rencontres. Les bagarres amoureuses. La vie, quoi. L’auteur est inconnu. Normal. C’est son premier livre. Il s’appelle Quentin Mouron. Retenez ce nom. Il a à peine vingt-deux ans. Il vit entre Bex et Lausanne. Il n’est pas seulement suisse, mais canadien aussi. Et ça se sent à chaque page. Le goût du large, on vous disait. Les grands espaces. L'Amérique. Le bruit de l’océan qui vous réveille après une nuit alcoolisée.

    Bien sûr, il faut passer l’écueil du titre, Au point d’effusion des égouts*, qui est une citation du poète français Antonin Artaud. Il ne rend pas totalement justice au souffle, à la verve, à l’énergie singulière de l’écriture de Quentin Mouron, si rares sous nos contrées moroses et renfermées sur elles-mêmes.

    De quoi s’agit-il dans ce roman qui sort de l’ordinaire ?

    D’une longue errance, à travers l’Amérique, d’un jeune homme en rupture de ban et de famille. Il a quitté la Suisse et, comme tant d’autres, il est parti à la conquête de l’Amérique. Son voyage le mènera de la Cité des Anges (Los Angeles) à la Cité du Jeu (Las Vegas). C’est une quête d’identité ponctuée de rencontres tout à fait surprenantes. Il y a d’abord Paul, le cousin flic, qui accueille le narrateur pour quelque temps. Puis l’inénarrable Clara, trop grosse, trop névrosée, trop accro aux neuroleptiques. Mais combien attachante (un vrai sparadrap !). Portrait haut en couleur d’une femme qui semble droit sortie des romans de l’affreux Bukowski. Ensuite, il y aura Laura, trop maigre, trop pâle, trop versatile, qui laissera dans le cœur de Quentin une blessure incurable. Puis un soldat à la retraite, rescapé du Viet Nam, l’accueillera quelques jours dans la mythique Vallée de la Mort, aux confins de la Californie et du Nevada. Autre rencontre marquante, ressuscitée par la langue énergique, inventive et précise de Mouron.

    Il est rare, dans le petit monde de l’édition romande, on ne peut plus plan-plan, de découvrir un tel talent, non pas à l’état brut, mais à l’écriture déjà affirmée, nerveuse et personnelle. Il faut donc lire de toute urgence Quentin Mouron.

    Si vous ne me croyez pas, allez-y voir vous-même !

    * Quentin Mouron, Au point d'effusion des égoûts, Olivier Morattel éditeur, 2012.

  • Rebetez le nomade

    images-17.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Impossible de « cadrer » simplement le jurassien Pascal Rebetez : homme de télévision, mais aussi de théâtre, comédien et metteur en scène, poète et écrivain… Cela fait beaucoup pour un seul homme ! Mais on ignorait encore le Rebetez voyageur qui nous livre ici, dans Un voyage central, ses carnets de randonnée à travers la Suisse primitive, l’Europe centrale, les territoires andins. Rebetez y tient le registre de ses découvertes et de ses rencontres, toujours surprenantes, toujours merveilleuses. Les notes qu’il prend, au fil de ses errances, forment une mélodie à chaque nouvelle inattendue et séduisante. Si ce voyage est central, c’est que la marche, à chaque fois, rapproche le randonneur de son centre secret. Si « voyager est toujours un leurre », proclame l’auteur, c’est parce que le voyage est toujours une expérience à la fois douloureuse et bouleversante de l’intime. Confronté aux autres, explorant le monde extérieur, c’est encore à ses propres limites que le voyageur est constamment renvoyé. Rebetez montre admirablement ce mouvement paradoxal, avec la grâce du poète.

    * Pascal Rebetez, Un voyage central, Éditions de l’Hèbe, 2006.

  • Jean Bühler le bourlingueur

    images-16.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Depuis le temps qu’il arpente les routes d’Orient et d’Occident, tout le monde connaît l’extraordinaire personnage de Jean Buhler (né en 1919 à la Chaux-de-Fonds), auteur, entre autres, de plus de 5000 articles et de quelque 40'000 photographies. Grâce à Pascal Rebetez, qui dirige les éditions d’Autre Part, on peut suivre Buhler, texte et image, dans un de ses plus grands voyages, celui qu’il entreprit en 1956 (soit peu de temps après le grand voyage de Bouvier) de La Chaux-de-Fonds jusqu’à Kaboul, à bord d’une 2 CV qui creva 104 pendant le raid. Il faut suivre cette odyssée fantastique à travers montagnes et déserts, villes surpeuplées et bourgades abandonnées. Buhler excelle à rendre l’humanité des rencontres impromptues, les dresseurs d’ours ou les fumeurs d’opium, les tziganes en fuite ou les danseurs pathans tourbillonnant comme des derviches. Outre leurs qualités de documents, ces textes et ces images ont une réelle valeur poétique : c’est un monde disparu que ces photos ressuscitent avec chaleur et authenticité.

    * Jean Buhler, Sur la route (de La Chaux-de-Fonds à Kaboul), textes et photographies, éditions d’Autre Part, 2006.

  • Fuir, là-bas, fuir (Patrice Duret)

    images-12.jpeg C’est un récit initiatique que nous livre Patrice Duret avec Le Chevreuil*. On peut y lire la suite de Décisif, un premier roman, paru en 1997, qui racontait une brutale rupture. Le Chevreuil, à l’instar de L’Envol du marcheur, nous conduit sur les petits chemins de la France profonde. Nul défi sportif, pourtant, chez Duret, mais le besoin vital de « prendre de la distance, quitter la vielle, écouter la campagne, tourner en rond, s’étendre, dormir, écraser l’herbe de tout son poids hébété de citadin. »

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